Le palais du lecteur est plus durablement bâti que tout autre. Il survit aux peuples, aux civilisations, aux religions, à la langue elle-même. (…) Le portail demeure ouvert sur le monde magique. Je crois avoir déjà mentionné quelque part ce sage chinois qui attendait, dans une queue de condamnés, le moment de son exécution, plongé dans un livre, tandis qu’en tête de file, les chefs tombaient. Tout en suivant le mouvement, il s’était absorbé dans son texte comme Archimède dans ses cercles — un Occidental, ému par ce spectacle, obtint sa grâce. Le sage le remercia courtoisement, referma son livre et quitta sans le moindre signe de surprise le lieu d’exécution. Le plus souvent, le lecteur est distrait, non qu’il soit de force à résister au monde, mais parce qu’il le prend moins qu’un autre au sérieux.
Ernst JÜNGER, L’Auteur et l’écriture, p.190