Depuis longtemps, j’ai acquis la conviction et j’ai vu se confirmer que la pratique artistique, singulièrement la pratique musicale collective, est une forme d’engagement politique, bien au-delà d’une simple acquisition technique dans le développement d’une virtuosité personnelle.
Engagement politique ? vraiment ? J’ai pu penser qu’il s’agissait d’abord d’un engagement éthique, mais je persiste aujourd’hui à le voir comme un véritable engagement politique, au sens du vivre ensemble. A.Negri disait que c’est l’action qui constitue le commun. La musique d’ensemble, en commun, a donc un rôle à jouer, un rôle politique et social. Elle est le témoignage actif de notre capacité à « sortir du cadre », à vivre une expérience qui ne peut être que collective, à toucher une dimension unique de notre humanité. Elle est la manifestation de notre façon de vivre ensemble, de créer du lien, d’établir et de conforter le sens – comme direction et signification.
Je revendique un parti pris.
Parti pris, celui d’un engagement dans la bataille incessante contre la bêtise, en maintenant ouvert et actif le lien, le tuyau de la curiosité… Il faut noter aujourd’hui son importance, particulièrement dans le contexte de l’acculturation, cette forme d’abandon de la culture individuelle, de l’épanouissement de la singularité, de l’individuation, au profit d’une culture massifiée, uniformisée.
Parti pris, parce que la pratique artistique est un outil puissant contre l’intolérance, parce qu’elle nous ouvre l’esprit, nous fait entrer dans l’altérité, dans ce qui est un des modes les plus aboutis de la relation entre soi et les autres, entre ma singularité et leur altérité, ou le grand Autre (?) , notamment dans le rapport à la beauté, à la transcendance, au mystère de la parole, de la danse, de la musique, du lien au monde, les valeurs d’une pratique, d’un objet, qui nous dépassent en étant, tout à la fois, intimement liés à notre humanité dans son expression la plus profonde et la plus aboutie.
Parti pris dans la bataille contre l’intolérance, parce que chaque voix est individuelle. Même la reproduction d’une œuvre écrite ou codifiée (comme peuvent l’être par exemple les polyphonies de tradition orale) est individuelle, autonome, irréductible à son modèle, à sa forme, et met en jeu, d’une manière unique, l’expression personnelle – de l’intime, de l’intelligence du monde, des émotions, des principes et des relations. Le contact avec la pratique artistique collective est donc à la fois une découverte de la singularité et un apprentissage de l’irréductible altérité.
Parti pris, parce que la pratique artistique collective est une véritable ouverture vers ce qui est commun, vers une compréhension du commun. Dans une interview, le chef du groupe A Filetta (Corse) rappelle combien la polyphonie est ce partage dont notre société a tellement besoin aujourd’hui. Dans le même registre, Willy Pasini parlant du mal être des hommes et femmes d’aujourd’hui, note qu’il n’y a de place réelle – dans le monde économique tel qu’il sert de modèle à toute forme d’organisation et d’activité humaine quelle qu’elle soit, que pour l’arrogance. Que peuvent alors y faire la politesse, l’écoute, le respect, encore moins le soin, l’attention, dans un monde où chacun doit jouer le jeu de l’assurance dévastatrice ?
La pratique polyphonique est fondée sur l’écoute, sur le respect, sur le partage. A-t-elle encore une place dans ce monde ? C’est une question à laquelle il faut répondre par une décision volontaire. Parce que la menace de la disparition complète de cette pratique est réelle, et pas seulement pour des raisons techniques.