Au-delà du développement de la singularité, c’est la communauté qui est en jeu dans la pratique collective. De tous temps, j’ai gardé une préférence, un attachement pour la pratique artistique collective. L’exercice de la polyphonie, pour moi, est largement supérieur à la pratique individuelle. Ce qui est absolument passionnant, c’est l’interaction, l’aller-retour, la dynamique d’échanges constants entre le singulier et le commun, entre soi et les autres, entre les singularités respectives. Le lien au commun s’augmente de la profondeur et de la solidité des singularités, s’ancre dans le centre, dans le poids spécifique de cette communauté de sens qui est tout sauf grégaire. Ce qui est au coeur de cette expérience unique, c’est autant le partage des compétences que le partage émotionnel.
La pratique commune a du sens. La communauté se constitue dans l’action, souligne Antonio Negri. Et Jean-Luc Nancy rappelle que le geste de culture est lui-même un geste de mêlée : c’est affronter, confronter, transformer, détourner, développer, recomposer, combiner, bricoler. Cet espace du commun – du partage de singularités affirmées – ne risque pas de se dissoudre dans un tout indifférencié, il n’est pas en opposition avec l’espace individuel, espace d’autonomie, de conscience et de liberté, mais au contraire le lieu du risque, de la rencontre poussée dans ses plus larges avenues, en usant de toutes les potentialités de l’individu authentiquement libre et personnel.
Nous nous rencontrons, nous échangeons autour de la création de quelques-uns, nous mettons en mouvement nos sensibilités, nos imaginations, nos intelligences, nos disponibilités. La culture n’est rien d’autre que le nous extensible à l’infini des humains.
(Monique Chemillier-Gendreau, in La culture lien entre tous donc bien public universel, LNA37).
De même, il n’y a pas lieu d’opposer intimité et sociabilité. Michèle Petit: Ce qui est en question dans le droit d’élaborer une intériorité, c’est peut-être le passage à d’autres formes de lien social, d’autres partages, d’autres pactes, d’autres façons de vivre ensemble, d’autres façons de se parler.
La pratique artistique en groupe a bien quelque chose à voir avec cette création d’un autre type d’échange, dans lequel les enjeux de l’intime ne courent pas le risque d’être absorbés par la socialité, la nécessité de vivre le « commun », mais au contraire, dans lequel une place essentielle est donnée à une nouvelle forme de partage – le partage émotionnel, notamment, mais aussi l’écoute, le partage d’expérience.
Comment comprendre la pratique commune autrement que comme cet espace d’échanges, cet aller-retour permanent qui renforce, complète, rend plus puissant et plus cohérent le noyau d’énergie qui alimente la dynamique du groupe. Quand un des participants manque à cette pratique commune, pour quelque raison que ce soit, c’est moins une lacune technique qui fait jour, qu’une lacune dynamique. C’est là qu’on mesure la cohérence et les interactions en jeu.
Je dis souvent : le groupe vous apporte ce que vous venez chercher quand vous même apportez au groupe ce que vous attendez de lui.
La pratique collective, c’est encore l’apprentissage et la pratique de l’écoute, au sens propre et au sens figuré, de la tolérance, du partage – dynamique – d’expérience. Contre la tyrannie de la bêtise – c’est-à-dire des modèles pré formatés auxquels l’esprit humain est aujourd’hui contraint par les média, l’expérience de la musique en groupe, en tant qu’espace de curiosité toujours active, comme acte de création et comme exigence collective, se pose en fécond partage de pensée. C’est aussi une certaine façon d’être ensemble, qui marque la résistance au modèle dominant de l’affrontement, de la lutte, de l’intransigeance, de la violence.
L’événement pur de la voix, c’est l’expérience de la différence de chaque voix, elle-même jouxtée à la différence de chaque discours, c’est l’expérience qui consiste à donner consistance au commun, en tant qu’il est justement division, multiplicité, égarement, prodige.
Jean-Christophe BAILLY, Phèdre en Inde