Kanon Pokajanen – Arvo Pärt 1
Chanter le Kanon Pokajanen, c’est faire l’expérience physique du temps, une expérience presque douloureuse mais vitale : le déploiement de l’œuvre dans son temps propre nous insère dans un temps contracté, dans lequel tout repère nous est retiré. Deux heures de musique et, au bout du compte, plus rien qu’une suspension, plus rien que la fatigue illuminée, radieuse, la sensation d’un éclair qui nous aurait traversé le corps.
Pour le temps que nous pouvons à peu près compter, le temps de notre vie, celui qui passe irrémédiablement, la longue fréquentation d’une œuvre aussi importante, sur près de 10 ans, représente une part énorme. Elle établit une longue et féconde familiarité avec les formules sacramentelles, celles de cette prière de contrition que nous commençons à connaître – non pas à connaître par cœur comme on apprend un rôle au théâtre, mais à re-connaître, intimement, comme si ces paroles de pénitence dans cette langue inconnue, nous en étaient devenues si proches, que nous en percevions comme l’héritage mystérieux, presque la nostalgie d’un pays que nous aurions habité.
Chanter le Kanon Pokajanen, c’est donc aussi vivre cette imprégnation, cette incorporation du geste, à travers le poids du corps, l’insistance des formules, la fatigue de la répétition. C’est faire l’expérience nécessaire de la longueur du souffle pour parcourir chaque fois la distance.
Expérience profondément individuelle et, tout à la fois, grandiose célébration d’une expérience collective, dans le partage du souffle, dans l’élaboration – sans cesse fragile, toujours menacée, du son, de l’unisson, de l’accord. Le chœur, établi dans l’espace commun d’un cercle fermé, est lui-même posté comme un anneau sonore au centre du lieu, au cœur du public qui l’entoure. Et le public, autour de lui, forme comme un second anneau plus large qui fait corps avec le cercle des chanteurs.
Chanter le Kanon Pokajanen, c’est enfin connaître l’abandon, accepter de lâcher l’emprise de la compréhension rationnelle, se reconnaître tout entier à la fois comme une part dans la puissance du son et dans l’immense fragilité de cet équilibre menacé.
Je chante le Kanon Pokajanen avec Aquarius depuis près de 10 ans.