La première fois, c’est comme si cela faisait partie de la leçon. Elle lui montre The Floral Bandit de Holst, comme toujours, avec les mains. Elle appuie d’un côté, pousse de l’autre. Que chaque muscle soit au service des paroles. Eh bien, ces paroles sont au mieux moisies et suspectes. Elle sait qu’il n’y croit pas. « M.Strom. » Elle lui pince le flanc, une moue agressive lui tord les lèvres. « Si tu ne crois pas à la chanson, comment peux-tu demander à toute une salle entière d’y croire ? Oui, je sais. Ce sont des bêtises sentimentales, déjà dépassées à l’époque où cet homme les a écrites, il y a cinq mille ans. Mais que dirais-tu si ce n’était pas le cas ? Et si cette poésie était le centre du monde, et si le soleil se mettait à tourner autour ?
– Vous appelez ça de la poésie ?
– Tu ne comprends pas. » Elle se tient à quinze centimètres de lui, l’attrape par les aisselles, et le secoue comme une mère terrifiée secouerait son enfant qui vient juste d’échapper à la mort. « Et tu ne seras rien de plus qu’un garçon avec un beau brin de voix tant que tu n’auras pas compris. Ton goût personnel ne signifie rien. Ce que tu penses de ces balivernes à fanfreluches ne compte pas. Tu dois devenir le porte-parole, l’instrument d’un autre. Un autre avec ses peurs, ses besoins, différents des tiens. Si tu te renfermes sur toi-même, alors l’art peut aller se faire foutre. Si tu n’es pas capable d’être quelqu’un d’autre en plus de toi-même, ce n’est même pas la peine d’envisager de monter sur scène. »
Elle l’attire à elle, pose les deux paumes sur la poitrine de Jonah. Elle l’a déjà fait auparavant, mais jamais aussi tendrement que maintenant. « La musique, ce n’est pas toi. Ça vient de l’extérieur et ça doit y retourner. Ton boulot, c’est de l’oublier. » Elle le pousse, puis le rattrape par le col, chancelant. « Voilà pourquoi nous nous donnons la peine de chanter. Quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf (elle laboure son torse avec l’extrémité de chaque doigt) pour cent de ce qui s’est passé ici-bas est arrivé à quelqu’un qui n’est pas toi et qui est mort depuis des siècles. Mais tout revit en toi, à condition que tu arrives à libérer suffisamment d’espace pour le supporter. »
Richard Powers, Le temps où nous chantions.