Je note chez Henri THOMAS (Les heures lentes, p.54):
(…) la perception est un filtre. Si nous voyions et entendions tout, nous serions anéantis. Des milliards d’étoiles se précipiteraient en nous. Nous les tenons à distance, parce qu’une perception totale nous envahirait totalement.
Je trouve cette idée particulièrement éclairante : nous ne sélectionnons pas les éléments que nous percevons, mais nous filtrons la charge qui nous envahit et qui nous briserait si le filtre n’était pas activé. Il reste alors à adapter les mailles du filet, à jouer avec la sélectivité du filtre ; à prendre le risque d’ouvrir le filtre un peu plus, pour accroître aussi largement que possible notre capacité de perception. Nicolas BOUVIER note qu’un état de fatigue extrême écarte les mailles du filet : Quelquefois, au bout de très longues marches, non pas au but, mais en vue du but, lorsque vous savez que vous l’atteindrez, se produit une sorte d’irruption du monde dans votre mince carcasse, fantastique, dont on ne parvient pas à rendre compte avec les mots. (Routes et déroutes)
On peut aller plus loin: l’expression musicale, l’émotion dite et partagée, voilà bien ce que les mots ne peuvent pas dire. Bouvier note encore : Si le langage dont nous disposons, nous mortels (…), parvenait à rendre compte de la totalité du monde sensible, ce monde disparaîtrait immédiatement. Ici encore, les limites du dire nous préservent de la disparition. Le chant, qui précède toute parole, nous permet alors de nous rapprocher de l’énonciation du monde, à travers les émotions que la perception du monde fait éclore en nous. De la même façon que notre disponibilité – quand le filtre se distend, nous ouvre au monde un peu plus.
Nous n’avons plus, hélas, les capacités de perception cognitive que des peuples dits « premiers » ont conservées – pour certains d’entre eux, en tout cas.
Jean Malaurie, à propos des Inuits (L’allée des baleines, p.16) :
Les recherches les plus récentes permettent de conclure qu’il est chez ces peuples des facultés neuronales plus développées que celles dont nous disposons. Leurs dendrites sont constamment à l’affût, ce qui leur permet d’avoir une perception cognitive très subtile dont nous ne disposons hélas ! plus.
L’idéal du travail musical, comme nous le propose F.Ponge :
… l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses… !
Parvenir donc à développer la perception pour atteindre des niveaux inexploités. Et développer cette capacité de perception à la fois individuelle et collective, dans la pratique musicale du groupe. C’est ce qui m’intéresse maintenant.