Déposséder la terre

Un jour, il y a de cela plusieurs années, je servis de guide dans Cracovie à un ami, un être d’exception, un dissident. Je voulais lui faire plaisir et lui montrer les endroits que n’indique aucun guide, lui faire découvrir les itinéraires de mes promenades, traversant la ville en diagonale par les jardins, les parcs et les vergers, à côté des vieilles maisons bourgeoises et des églises Renaissance. (…) Mais j’eus tôt fait de remarquer que mon ami ne prêtait attention ni aux murs ni aux arbres, il parlait uniquement du mouvement d’opposition, de ses perspectives, des ses chances et de ses dangers.

Voilà ce que signifie déposséder la terre. Les conquêtes territoriales ne consistent pas seulement à déplacer des frontières et à imposer un gouvernement indésirable. Elles se manifestent aussi en nous empêchant de voir la terre. La terre, ce qui dure tout en se renouvelant à chaque saison et dans nos pensées, la terre en tant qu’objet de contemplation cesse de nous intéresser. Nous ne pensons fébrilement qu’aux changements, nous prenons feu et flamme pour un mouvement qui vise à rendre la situation meilleure.

Dans les petites annonces des journaux figurent d’ordinaire des rubriques « biens immobiliers » et « biens meubles ». Nous pourrions de la même façon dresser l’inventaire du monde entier. Autant les climats révolutionnaires que les climats contre-révolutionnaires font que nous sommes attirés par les « biens meubles », et que nous oublions les « biens immobiliers ». (…)

Je ne sous-estime pas les « biens meubles ». Si on les oubliait, cela se ferait au détriment des « biens immobiliers ». (…)

Voilà pourquoi je pardonnai facilement sa distraction à mon éminent ami. Je me dis alors qu’en parcourant à deux les vieux quartiers de Cracovie, nous étions comme deux auteurs associés: l’un de nous était spécialiste des biens meubles, l’autre des biens immobiliers.

Adam Zagajewski, Solidarité, solitude (1986)

Gaïa

Le drame, c’est que l’intrusion de Gaïa survient au moment où jamais la figure de l’humain n’a paru si inadaptée pour la prendre en compte. Alors qu’il faudrait avoir autant de définitions de l’humanité qu’il y a d’appartenances au monde, c’est le moment même où l’on a enfin réussi à universaliser sur toute la surface de la Terre le même humanoïde économisateur et calculateur. Sous le nom de globalisation ou de mondialisation, la culture de cet étrange OGM – de son nom latin Homo œconomicus – s’est répandue partout… Juste au moment où l’on a un cruel besoin d’autres formes d’homodiversité ! Pas de chance vraiment: il faut affronter le monde avec un humain réduit à un tout petit nombre de compétences intellectuelles, doté d’un cerveau capable de faire de simples calculs de capitalisation et de consommation, auquel on attribue un tout petit nombre de désirs et que l’on est enfin parvenu à convaincre de se prendre vraiment pour un individu, au sens atomique du mot. Au moment même où il faudrait refaire de la politique, on n’a plus à notre disposition que les pathétiques ressources du « management » et de la « gouvernance ». Jamais une définition plus provinciale de l’humanité n’a été transformée en un standard universel de comportement. (…)

Bruno LATOUR, Gaïa, figure (enfin profane) de la Nature, 3e des Huit conférences sur le nouveau régime climatique, p. 143

Changement climatique

Il y a quelques jours, j’assistais à un colloque consacré à la conduite du changement climatique. Cette formulation – sur laquelle personne ne semble s’être interrogé – me semble bien étrange. On parle de, on échange sur, on met en œuvre la conduite du changement. C’est un poncif du conseil en organisation. Mais parler de conduite du changement climatique ! Peut-on conduire ce changement-là ? Ne serait-il pas plus approprié de dire n’importe quoi d’autre : observer, subir, supporter, suivre, anticiper, contrer, infléchir, modifier, éviter, laisser-faire, … le changement climatique. Ou, plus simplement : le penser. Mais cela suffit-il ? A défaut de pouvoir traiter cette question de la conduite du changement climatique, ne faut-il pas plutôt revenir sur l’inconduite des politiques, des marchands, des citoyens ? Ou encore, en inversant la formule: changer de conduite.

Mais nous avons soudain l’intuition qu’il est sans doute trop tard.

Trop tard par rapport à quoi ? Bien entendu, la question de la temporalité est centrale. L’urgence qui nous saisit est-elle réelle, objectivable, indépendante de nous ou relève-t-elle simplement de l’ordre de la pensée ? Pouvons-nous évaluer cette sensation diffuse, avons-nous vraiment conscience que nous sommes, sans le savoir, sur le fil du rasoir, sur cette arête entourée d’à-pics vertigineux que le brouillard de notre aveuglement nous dissimule jusqu’au dernier instant. Nous pensons sans doute encore avoir le choix : celui de subir courageusement comme celui d’éviter autant que possible le changement climatique. Alors qu’il n’y a probablement déjà plus de choix possible ; à cause de l’urgence – que nous percevons encore d’une façon illusoire comme celle d’un délai sans cesse ajouté ; à cause de l’étroitesse de l’arête sur laquelle nous courons. Le temps est-il, sur ce sujet, une contrainte dynamique ? Ou ne sommes-nous pas déjà au-delà du temps – quand penser l’urgence, c’est encore faire référence au temps, comme historicité, comme progrès, comme ligne de fuite ?

Nos postures – nos gesticulations – ne soulignent que l’irréversibilité du processus.

La seule attitude possible – parce qu’elle est digne, honnête et foncièrement optimiste sur le sort de notre humanité, est celle qui transforme les postures en actions, et crée ainsi de la communauté pour affronter l’avenir d’un monde devenu définitivement incertain.