C’est un truisme que de dire, comme tant l’ont fait, que la pratique artistique est un formidable vecteur de développement personnel. Cependant, je pense qu’il est indispensable de le répéter – parce que cela semble dépourvu d’évidence pour les organisateurs de l’éducation nationale; et pour apporter ici un éclairage un peu différent.
La pratique artistique ouvre deux portes: celle du développement de la singularité et celle de l’expression de l’intime.
La singularité.
J’emprunte à Charles Juliet la belle formule: Dissoudre le moi, laisser advenir le soi. Ou comment la pratique d’un art peut être comprise comme un processus de développement de la singularité (le soi) contre l’individualité (le moi)1. Nous vivons dans un monde plein de contradictions, dont celle-ci – qui n’est pas la moindre et dont les dégâts sont considérables: jamais les techniques du soin de soi n’ont été autant développées alors qu’en même temps tout est mis en oeuvre pour assurer la promotion d’une souveraineté pathologique du moi (P.Virilio).2
La pratique artistique (amateur) propose une autre manière de croître, qui s’exprime par un processus de croissance intérieur, qui permet de devenir soi-même, ce qui correspond au processus de l’individuation, à distinguer de l’individualisme. Devenir soi-même est à nouveau un processus de maturation. Cela signifie exprimer nos dons et propriétés individuelles spécifiques, vivre la contribution de notre créativité indépendamment de la rémunération et du pouvoir exercé sur notre créativité, à partir de l’auto-organisation spécifique de qui nous sommes, plutôt que des aspects de ce que la société a fait de nous dans un processus de conditionnement. (Rolf Steppacher, Impératifs et limites de la croissance).
Ce processus d’individuation est celui qui est mis en évidence par Bernard Stiegler dans nombre de ses ouvrages. Il rappelle (Pour une nouvelle critique de l’économie politique) combien la logique de pure utilisation est quelque chose de profondément déceptif, et qui tend vers le misérable (…). L’homme a besoin d’exister et, pour cela, il doit pouvoir développer des pratiques (…) à travers lesquelles il permet à sa libido de laisser des traces de ce en quoi consiste la singularité à travers sa singularité.
L’intime.
Juliette BINOCHE, toujours aussi pertinente et intéressante, parlant de son métier d’artiste (dans une émission récente, A Voix nue) déclare: On se doit de parler de l’intime.
Le développement de la singularité passe par la connaissance de soi, par l’élucidation progressive, de plus en plus manifeste, de ce que nous avons de plus intime. La pratique artistique est complète quand elle assure le partage de cette intimité.
Aujourd’hui, c’est difficile, parce que – comme le souligne vigoureusement Jean SUR (Le Marché de Résurgences, 2006) – l’intime est devenu le privé, confusion universelle. Alors que l’intime, c’est le contraire du privé, c’est l’encore plus intérieur de l’être, son tout à fait intérieur. L’intime n’est pas à l’écart du monde: il en est le coeur secret et palpitant. (…) La vie intime, c’est la résonance sans fin; la vie privée, c’est la déchetterie, les chiottes.
C’est difficile aussi parce que, dans aucun parcours éducatif nous n’apprenons à être des artistes, avec tout ce que cela comporte comme risque de dévoilement. Binoche insiste: Il y a une certaine traversée à faire pour s’exposer …
- Tout ce qui m’attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m’incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit « je ». Notre sentiment d’inconsistance n’est que l’effet de cette bête croyance dans la permanence du Moi, et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous fait. L’insurrection qui vient
- Cependant que l’individualisme est grégaire, selon les termes de Fred Poché qui note combien nous vivons aujourd’hui l’accélération paradoxale du processus d’individualisation des conditions d’existence et du conformisme généralisé (Organiser la résistance sociale).