Le hasard

L’œuvre littéraire est une de ces menues portions en quoi l’existant se cristallise, prend forme, acquiert un sens qui n’est nullement figé, ni définitif, ni raidi dans une immobilité minérale, mais aussi vivant qu’un organisme. La poésie est la grande ennemie du hasard, bien qu’elle-même fille du hasard, et consciente qu’en dernière instance il gagnera la partie.

Italo CALVINO, Leçons américaines, p.116

Les anticorps

Il me semble, parfois, qu’une épidémie de peste a atteint l’humanité dans sa fonction la plus caractéristique, l’usage de la parole ; cette peste langagière se traduit par une moindre force cognitive et une moindre immédiateté, par un automatisme niveleur qui aligne l’expression sur les formules les plus générales, les plus anonymes, les plus abstraites, qui dilue les sens, qui émousse les pointes expressives, qui éteint toute étincelle jaillie de la rencontre des mots avec des circonstances inédites. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas de savoir s’il faut chercher les origines de cette épidémie dans la politique, dans l’idéologie, dans l’uniformité bureaucratique, dans l’homogénéisation que provoquent les médias, ou dans la diffusion par l’école d’une culture moyenne. Ce qui m’intéresse, ce sont nos chances de guérir. La littérature (et elle seule, peut-être) est en mesure de créer des anticorps qui s’opposent au développement du fléau.

Italo CALVINO, Leçons américaines1, p. 99

L’enfer

L’enfer du vivant n’est pas chose à venir ; s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place.

Italo CALVINO, Les villes invisibles, p.189

Depuis que l’homme ne croit plus à l’enfer, il a transformé sa vie en quelque chose qui y ressemble. C’était le moins qu’il pût faire.

Ennio FLAIANO, Autre mode d’emploi du meilleur des mondes possibles, in Conférence n°32, p. 348

Et BOBIN, avec cet humour indéfinissable [Ressusciter, p.137]:

J’aime bien cet endroit, la décoration a du charme, dit la petite jeune fille qui se trouvait en enfer.

Nier la pesanteur

Si les oiseaux ne chantaient pas, nous ne chanterions pas nous non plus. Notre chant vient de loin, du gosier strié des reptiles, des joues flasques des batraciens. Ultime cri des mots pour dire que nous sommes. Le chant nie la pesanteur des corps (c’est pourquoi on dit qu’il s’ élève) comme les mots nient la pesanteur des choses. Quand j’écris terre, ce mot ne pèse rien, presque rien sur la page. Et quand j’écris soleil, j’échange des myriades de tonnes contre deux syllabes sans poids. Ainsi du chant qui mue le corps en souffle, la chair en air. Non, notre chant à nous ne dit pas : nous sommes. Il dit: nous sommes autres.

Jacques LACARRIERE, Sourates, p. 89

Cette évocation de la légèreté me rappelle d’insérer ici une mention de la Première leçon que Italo CALVINO aurait dû donner à Harvard, et qui est publiée avec 4 autres sous le titre des Leçons américaines [Aide-mémoire pour le prochain millénaire]. Les 5 Leçons – Légèreté, Rapidité, Exactitude, Visibilité, Multiplicité –  sont toutes admirables.

Dans la Première leçon [Légèreté], j’ai noté:

Si je voulais choisir un symbole votif pour saluer le nouveau millénaire, je choisirais celui-ci: le bond agile et imprévu du poète-philosophe [Cavalcanti] qui prend appui sur la pesanteur du monde, démontrant que sa gravité détient le secret de la légèreté – alors que ce qui passe aux yeux de beaucoup pour la vitalité d’une époque bruyante, agressive, piaffante et vrombissante appartient aussi sûrement au règne de la mort qu’un cimetière d’automobiles rouillées.