Déposséder la terre

Un jour, il y a de cela plusieurs années, je servis de guide dans Cracovie à un ami, un être d’exception, un dissident. Je voulais lui faire plaisir et lui montrer les endroits que n’indique aucun guide, lui faire découvrir les itinéraires de mes promenades, traversant la ville en diagonale par les jardins, les parcs et les vergers, à côté des vieilles maisons bourgeoises et des églises Renaissance. (…) Mais j’eus tôt fait de remarquer que mon ami ne prêtait attention ni aux murs ni aux arbres, il parlait uniquement du mouvement d’opposition, de ses perspectives, des ses chances et de ses dangers.

Voilà ce que signifie déposséder la terre. Les conquêtes territoriales ne consistent pas seulement à déplacer des frontières et à imposer un gouvernement indésirable. Elles se manifestent aussi en nous empêchant de voir la terre. La terre, ce qui dure tout en se renouvelant à chaque saison et dans nos pensées, la terre en tant qu’objet de contemplation cesse de nous intéresser. Nous ne pensons fébrilement qu’aux changements, nous prenons feu et flamme pour un mouvement qui vise à rendre la situation meilleure.

Dans les petites annonces des journaux figurent d’ordinaire des rubriques « biens immobiliers » et « biens meubles ». Nous pourrions de la même façon dresser l’inventaire du monde entier. Autant les climats révolutionnaires que les climats contre-révolutionnaires font que nous sommes attirés par les « biens meubles », et que nous oublions les « biens immobiliers ». (…)

Je ne sous-estime pas les « biens meubles ». Si on les oubliait, cela se ferait au détriment des « biens immobiliers ». (…)

Voilà pourquoi je pardonnai facilement sa distraction à mon éminent ami. Je me dis alors qu’en parcourant à deux les vieux quartiers de Cracovie, nous étions comme deux auteurs associés: l’un de nous était spécialiste des biens meubles, l’autre des biens immobiliers.

Adam Zagajewski, Solidarité, solitude (1986)

Changement climatique

Il y a quelques jours, j’assistais à un colloque consacré à la conduite du changement climatique. Cette formulation – sur laquelle personne ne semble s’être interrogé – me semble bien étrange. On parle de, on échange sur, on met en œuvre la conduite du changement. C’est un poncif du conseil en organisation. Mais parler de conduite du changement climatique ! Peut-on conduire ce changement-là ? Ne serait-il pas plus approprié de dire n’importe quoi d’autre : observer, subir, supporter, suivre, anticiper, contrer, infléchir, modifier, éviter, laisser-faire, … le changement climatique. Ou, plus simplement : le penser. Mais cela suffit-il ? A défaut de pouvoir traiter cette question de la conduite du changement climatique, ne faut-il pas plutôt revenir sur l’inconduite des politiques, des marchands, des citoyens ? Ou encore, en inversant la formule: changer de conduite.

Mais nous avons soudain l’intuition qu’il est sans doute trop tard.

Trop tard par rapport à quoi ? Bien entendu, la question de la temporalité est centrale. L’urgence qui nous saisit est-elle réelle, objectivable, indépendante de nous ou relève-t-elle simplement de l’ordre de la pensée ? Pouvons-nous évaluer cette sensation diffuse, avons-nous vraiment conscience que nous sommes, sans le savoir, sur le fil du rasoir, sur cette arête entourée d’à-pics vertigineux que le brouillard de notre aveuglement nous dissimule jusqu’au dernier instant. Nous pensons sans doute encore avoir le choix : celui de subir courageusement comme celui d’éviter autant que possible le changement climatique. Alors qu’il n’y a probablement déjà plus de choix possible ; à cause de l’urgence – que nous percevons encore d’une façon illusoire comme celle d’un délai sans cesse ajouté ; à cause de l’étroitesse de l’arête sur laquelle nous courons. Le temps est-il, sur ce sujet, une contrainte dynamique ? Ou ne sommes-nous pas déjà au-delà du temps – quand penser l’urgence, c’est encore faire référence au temps, comme historicité, comme progrès, comme ligne de fuite ?

Nos postures – nos gesticulations – ne soulignent que l’irréversibilité du processus.

La seule attitude possible – parce qu’elle est digne, honnête et foncièrement optimiste sur le sort de notre humanité, est celle qui transforme les postures en actions, et crée ainsi de la communauté pour affronter l’avenir d’un monde devenu définitivement incertain.

L’ébranlement

Vers le bas de la montagne

On a entendu le mot Erschütterung [ébranlement, secousse] jusqu’à satiété. Il faut pourtant dire quelque chose en son honneur. On ne s’éloignera pas un seul instant du sensible et on s’en tiendra surtout à un point: l’ébranlement conduit à l’effondrement. Ceux qui assurent à chaque première ou à chaque nouvelle publication qu’ils ont été ébranlés, veulent-ils dire que quelque chose s’est effondré en eux ? Ah, l’expression qui était consacrée avant, l’est également après. Comment pourraient-ils aussi s’accorder une pause que seul l’effondrement peut suivre ? Personne ne l’a senti plus nettement que Marcel Proust à la mort de sa grand-mère, qui l’ébranla mais sans lui sembler réelle jusqu’à ce qu’un soir où il retirait ses souliers les larmes lui soient venues aux yeux. Pourquoi ? Parce qu’il s’est baissé. Ainsi le corps qui est l’éveilleur de la douleur profonde peut-il devenir tout autant celui de la pensée profonde. L’une et l’autre réclament la solitude. Pour qui, un jour, a gravi solitaire une montagne, est arrivé en haut épuisé pour s’en retourner ensuite, avec des pas ébranlant tout son corps, vers le base de la montagne, le temps se distend, les cloisons s’effondrent à l’intérieur de lui et il traverse en trottinant les éboulis d’instants comme en rêve. Parfois il tente de s’arrêter et ne le peut pas. Qui sait si ce sont ses pensées qui l’ébranlent ou le chemin raboteux ? Son corps est devenu un kaléidoscope qui lui présente à chaque pas des figures changeantes de la vérité.

Walter Benjamin, Images de pensée (Suite d’Ibiza)

La belle clairvoyance me frappe, d’évidence, dans ce petit texte de Benjamin. Tout y est dit, sur le sensible, sur le corps (éveilleur de la douleur et de la pensée), sur l’accident du mouvement, du geste anodin qui, tout à coup, révèle une pensée, une sensation profonde. Elles étaient profondément incarnées, et nous ne le savions pas. Ou comment, à notre insu, les ébranlements du corps et de l’esprit sont, sensiblement, intimement liés.