La courbe chromatique

Au-delà du langage s’impose le silence, mais en tant qu’absolu du langage, selon une courbe chromatique qui va du silence au sonore en se décomposant ainsi, elle aussi « dans un monde sonore »: le silence, l’inaudible, le murmuré, l’audible, le sonore enfin, lui-même décomposé en grave, moyen, aigu. Le silence est par conséquent le bruit de la pensée et son signe le plus sûr, la pensée est une totalité « qui surpasse la totalité énumératrice, additive que fournit la parole ». Mais la parole ainsi conçue, dans ce silence, le longe et le fait fructifier, comme quelque effet de l’Un qui retomberait en pluie: mots, traces, briques, gouttes de lait, beurre fondu du sens. Ainsi agencée, la parole joue et dit l’agencement, propose sa paix et son silence, l’impose comme un exemplum face au désagencé, au démoniaque.

Jean-Christophe BAILLY, Phèdre en Inde

Voilà qui est à creuser: comment mettre en oeuvre cette courbe chromatique dans le travail du lecteur, de l’acteur, du chanteur ? Dans la musique polyphonique. Et surtout arriver à faire consister et à faire comprendre ce silence comme « bruit de la pensée » ou « beurre fondu du sens ». Tout un programme.

La totalité du son

Dans le travail d’ensemble, je demande que chaque chanteur/chanteuse fasse, lui/elle-même, la totalité du son; produise, pour soi, le son complet, l’expérience sonore complète, telle qu’il/elle voudrait l’entendre de la part de la totalité du groupe, et ne se contente pas de l’expérience sonore partielle de sa propre voix, dans la crispation inquiète d’une écoute individuelle, tournée vers soi, comme le seul fragment d’un tout. Faire tout le son, pas une partie du son !

Le résultat est significatif. D’abord parce que l’autonomie du chanteur comme sa capacité d’écoute s’en trouvent renforcées. Ensuite parce que la sonorité de l’ensemble gagne en densité, en rondeur, en plénitude. Avec pour effet, par la jouissance de l’écoute attentive, de renforcer le son commun dans le faisceau des voix individuelles.

L’art du tir à l’arc

Par analogie avec le zen japonais,  je note que le travail du chant s’appuie sur les mêmes fondements:  la pratique silencieuse, le soin, l’attention, le calme intérieur, le contrôle du souffle, la posture du corps et celle de l’esprit. Ce qui fonde aussi l’art chevaleresque du tir à l’arc.

Ne pas choisir, mais agir en réponse à la situation exacte, et la situation exacte ne peut être connue que dans un abandon de soi-même. Un bon samu demande d’avoir éliminé le plus gros de tous les germes perturbateurs qui ne cessent de vouloir se manifester dans l’esprit. C’est à dire maintenir l’esprit dans une vacuité foncière, connue par la pratique et la purification du karma, les actes justes et sans restes. Ce n’est pas une discipline compliquée : il s’agit de s’appuyer simplement sur votre véritable état naturel. Cent choses, pourtant, peuvent vous en tenir éloigné à une distance incommensurable. Le désir de trop bien faire, par exemple, vous tiendra aussi éloigné du geste naturel que la négligence. Encore l’ego. Naturellement, ce que l’on ne sait pas faire, on peut rarement le réussir du premier coup. Il faut un long apprentissage, répéter cent fois tous les gestes de la tradition sur le métier.

Antoine MARCEL, Traité de la cabane solitaire, p. 32-33

On consultera avec profit E.HERRIGEL, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc.

Nier la pesanteur

Si les oiseaux ne chantaient pas, nous ne chanterions pas nous non plus. Notre chant vient de loin, du gosier strié des reptiles, des joues flasques des batraciens. Ultime cri des mots pour dire que nous sommes. Le chant nie la pesanteur des corps (c’est pourquoi on dit qu’il s’ élève) comme les mots nient la pesanteur des choses. Quand j’écris terre, ce mot ne pèse rien, presque rien sur la page. Et quand j’écris soleil, j’échange des myriades de tonnes contre deux syllabes sans poids. Ainsi du chant qui mue le corps en souffle, la chair en air. Non, notre chant à nous ne dit pas : nous sommes. Il dit: nous sommes autres.

Jacques LACARRIERE, Sourates, p. 89

Cette évocation de la légèreté me rappelle d’insérer ici une mention de la Première leçon que Italo CALVINO aurait dû donner à Harvard, et qui est publiée avec 4 autres sous le titre des Leçons américaines [Aide-mémoire pour le prochain millénaire]. Les 5 Leçons – Légèreté, Rapidité, Exactitude, Visibilité, Multiplicité –  sont toutes admirables.

Dans la Première leçon [Légèreté], j’ai noté:

Si je voulais choisir un symbole votif pour saluer le nouveau millénaire, je choisirais celui-ci: le bond agile et imprévu du poète-philosophe [Cavalcanti] qui prend appui sur la pesanteur du monde, démontrant que sa gravité détient le secret de la légèreté – alors que ce qui passe aux yeux de beaucoup pour la vitalité d’une époque bruyante, agressive, piaffante et vrombissante appartient aussi sûrement au règne de la mort qu’un cimetière d’automobiles rouillées.