Douloureuse

La mémoire, où que tu la touches, fait mal.

Georges Séféris, Pages de journal, 27 mars 1950

Au moment où, à nouveau, je me penche sur mon enfance, Séféris pointe juste.

J’avais noté, en tête de cet écrit qui peut-être ne verra jamais le jour, une ligne piochée dans la réserve quasi inépuisable du Marché de Résurgences de Jean Sur:  Et naturellement l’enfance. Non pas comme éponge à regrets. Comme magasin d’armement.

Je note, plus tard:

Je suis en plein complot avec l’ombre.

Francis Ponge

L’ébranlement

Vers le bas de la montagne

On a entendu le mot Erschütterung [ébranlement, secousse] jusqu’à satiété. Il faut pourtant dire quelque chose en son honneur. On ne s’éloignera pas un seul instant du sensible et on s’en tiendra surtout à un point: l’ébranlement conduit à l’effondrement. Ceux qui assurent à chaque première ou à chaque nouvelle publication qu’ils ont été ébranlés, veulent-ils dire que quelque chose s’est effondré en eux ? Ah, l’expression qui était consacrée avant, l’est également après. Comment pourraient-ils aussi s’accorder une pause que seul l’effondrement peut suivre ? Personne ne l’a senti plus nettement que Marcel Proust à la mort de sa grand-mère, qui l’ébranla mais sans lui sembler réelle jusqu’à ce qu’un soir où il retirait ses souliers les larmes lui soient venues aux yeux. Pourquoi ? Parce qu’il s’est baissé. Ainsi le corps qui est l’éveilleur de la douleur profonde peut-il devenir tout autant celui de la pensée profonde. L’une et l’autre réclament la solitude. Pour qui, un jour, a gravi solitaire une montagne, est arrivé en haut épuisé pour s’en retourner ensuite, avec des pas ébranlant tout son corps, vers le base de la montagne, le temps se distend, les cloisons s’effondrent à l’intérieur de lui et il traverse en trottinant les éboulis d’instants comme en rêve. Parfois il tente de s’arrêter et ne le peut pas. Qui sait si ce sont ses pensées qui l’ébranlent ou le chemin raboteux ? Son corps est devenu un kaléidoscope qui lui présente à chaque pas des figures changeantes de la vérité.

Walter Benjamin, Images de pensée (Suite d’Ibiza)

La belle clairvoyance me frappe, d’évidence, dans ce petit texte de Benjamin. Tout y est dit, sur le sensible, sur le corps (éveilleur de la douleur et de la pensée), sur l’accident du mouvement, du geste anodin qui, tout à coup, révèle une pensée, une sensation profonde. Elles étaient profondément incarnées, et nous ne le savions pas. Ou comment, à notre insu, les ébranlements du corps et de l’esprit sont, sensiblement, intimement liés.