L’indicible

J’entends par « indicible » le bleu du ciel cet après-midi, par exemple : c’est une expérience assez simple, celle d’un brusque manque de langue au moment où vous avez le plus envie de parler. (…) Je n’aurai pas capté ce bleu : ce sera pour un autre jour. Il ne s’agit pas d’inspiration, seulement d’être momentanément conducteur, pour laisser passer à travers soi et le réel et la langue. Peut-être fallait-il une situation légèrement différente, avec un peu plus de poids du réel, et une moindre surveillance de langue… Un début de fatigue, ou d’ivresse ? Étranges moments où l’on sait qu’un poème aurait pu s’écrire en déplaçant un peu les réglages intérieurs. Mais on ne sait ni quels réglages ni comment déplacer…

Antoine EMAZ, Cambouis

A de très nombreuses reprises, dans ses romans, André Dhôtel semble faire le même constat : Continuer la lecture de « L’indicible »

La surface et la profondeur – suite

De la même façon, voici ce que Pierre ARDITI expliquait sur France Culture [Les Fausses Confidences, Tout arrive, 9 mars 2010]:

Il faut que le texte soit clair, évident pour soi-même, pour qu’il puisse le devenir pour les autres. Quelle clarté, cette évidence partagée, à partir du moment où l’analyse, la compréhension est faite pour soi ! Interpréter, c’est d’abord comprendre; comprendre pour soi, en profondeur.

Le travail « en surface » du texte, ce toilettage nécessaire pour gagner l’évidence pour soi-même, avant que de la partager, voilà qui fait écho à Antoine Emaz.

En plus, à nouveau, les analogies entre le travail de l’acteur et celui du musicien: la compréhension du « texte », l’appréhension, l’appropriation personnelle, d’une seule page comme de la partition musicale entière. L’œil qui perçoit et capte, avant la mise en bouche…

La surface et la profondeur

Antoine EMAZ écrit (Cambouis, p. 125): Pour saisir la profondeur, commencer par s’arrêter à la surface. Ne pas la négliger, la regarder attentivement. Sinon on invente la profondeur bien plus qu’on ne la découvre.

Bien entendu, Emaz parle ici de l’écriture – de son travail d’écrivain, de poète. Mais je ne peux m’empêcher d’y lire un conseil pour toute pratique artistique et, singulièrement, pour celle qui m’occupe: la pratique musicale. J’ai l’intuition que son approche est juste. Pour éviter d’inventer la profondeur – croyant l’avoir révélée.
Dans le travail musical, je passe beaucoup de temps « à la surface » des choses: la répétition soutient précisément cette approche attentive, renouvelée, soigneuse. Revenir, encore et encore, sur le déroulé d’une phrase musicale, sur la précision d’une intonation, sur la qualité d’un son. La répétition peut être innombrable, le temps qu’on y consacre, considérable. Ce qu’on découvre ensuite, progressivement, comme un dévoilement, est difficile à nommer. Je n’aime pas considérer que nous sommes à la recherche d’une pensée originelle – celle du compositeur, celle du temps mythique de l’origine de l’œuvre. Le temps de la pratique musicale est nôtre, complètement, et n’a aucun compte à rendre à des instances absentes, qui seraient convoquées aujourd’hui au titre de l’authenticité. Le seul compte à considérer est celui de la cohérence de notre découverte progressive, de notre perception et de notre compréhension, qui s’appuient, en plus, sur une somme d’éléments 1 dont l’authenticité ne tient aucune raison.

Je pense que la profondeur se découvre dans le travail de soi à soi – dans la vérité de ses propres émotions, dans la justesse de sa propre voix (aux divers sens de l’expression).

La cloche fêlée

Je crois n’avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu’ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d’être, profonde, pas l’égratignure sociale ou l’écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l’écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d’être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l’entendre,  ce son de cloche fêlée ou d’enfant qui pleure presque en silence.

Antoine EMAZ, Cambouis, p. 171

Et Emaz sait sans doute de quoi il parle, lui-même poète. Son journal recense le travail quotidien sur son établi, dans son atelier d’écrivain.