Comment la vie prépare à des choses qu’on ne réalisera jamais de toute la vie. C’est la chasse à l’impossible. Les organes s’y affinent, l’instrument s’y perfectionne d’une manière adaptée à des buts plus hauts. Les œuvres et les actes tombent de nous comme des pétales. Ils s’envolent avec le temps, pareils à des songes, mais ce qu’ils nous ont permis de saisir dans l’absolu devient alors visible dans le renflement du pistil.
La « vision » est semblable à un compas, à une équerre, que nous appliquons à la réalité et qui nous sert à la mesurer. A mesure que la vie s’écoule, la mesure devrait s’allonger, l’angle s’élargir. Lorsqu’il atteint cent quatre-vingt degrés, la droite, la station verticale est réalisée en esprit. En même temps, nous outrepassons l’angle qui peut encore permettre de mesurer les choses de la terre. En morale, aussi, les différences s’abolissent. La lumière et l’ombre deviennent jeux de la substance. Par quoi la vie terrestre serait accomplie, et gagné le point d’où l’on peut risquer le passage vers l’incommensurable.
Ernst JÜNGER, Graffiti, p. 131