Exultation

Et tous ces visages… Je n’entends plus rien, ne vois qu’eux, et dans la brutale alacrité de la jouissance qui m’emplit, je les bois avec une voracité goulue. Je les bois et les dévore, les savoure, me les incorpore, les fixe en moi à jamais. Car à ma grande surprise, j’ai pu vérifier qu’un visage que j’ai scruté avec ferveur pendant quelques secondes, je ne l’oublie plus. Dix, quinze, vingt ans plus tard, si je le revois, et serait-ce en un tout autre lieu et dans les circonstances les plus différentes, je sais immédiatement où et quand il s’est gravé en moi. Visages et regards – visages et regards – sans doute ma plus violente passion. Des milliers d’heures dans les rues, les cafés, les gares, sur les places, à les épier, les interroger, tenter de percer leur mystère, à me nourrir de tout ce que je leur dérobe, à les déposer en moi là où la vie tressaille, là où ils vont émouvoir ma part la plus avide, le plus ardente, me muer en une seule exultation.

Charles JULIET, Vers la rencontre, Les Cahiers des Brisants, 1980.

La surface et la profondeur – suite 2 ou Le formalisme

En écoutant la conversation tranquille 1 entre Pierre Michon, François Bon, Pascal Quignard et Jean Echenoz, je note que celui-ci dit accorder beaucoup d’importance à la forme. Pour ma part, je suis convaincu que la forme 2 est essentielle dans l’expression artistique, elle en est la substance même. Ma répugnance vis-à-vis de l’art conceptuel – d’un certain art conceptuel – doit aussi venir de là: quand l’idée est géniale mais que la forme est mauvaise, comment peut-on jouir d’une œuvre d’art ? Jouir de l’idée, sans doute; mais c’est une jouissance intellectuelle, que je trouve sèche et stérile, que je conçois comme une forme d’imposture. La jouissance artistique est tout autre: elle est physique, ébouriffante, irrésistible, …

Dans la pratique musicale – qu’elle soit amateur n’y change rien, le respect de la forme est premier. La musique est d’abord et intégralement une forme. Aucun art n’est autant inscrit dans sa forme. L’espace de liberté de l’interprète s’inscrit dans le respect absolu de la forme ou plutôt, devrais-je dire, dans la réalisation d’une forme parfaite, aussi parfaite que possible. Dont la perfection se mesure dans la capacité à éveiller, élargir, étendre l’émotion, à déployer la force d’attraction de l’écoute, à développer la capacité d’écoute partagée, une écoute sereine, plutôt qu’une écoute inquiète de sa propre voix. Je suis convaincu que la maturité assume parfaitement le formalisme (des règles, des formes formalisées). L’immaturité le refuse, non pas contre la forme en tant que telle, mais dans le besoin irrépressible de s’affirmer contre toute forme, quelle qu’elle soit.