De l’air entre les mots

Lis grand-mère ! Lis pour moi !

Lire ! dit-elle. Tu es un grand garçon. Tu peux lire toi-même.

Je n’ai pas assez d’air, dis-je. Sans air, on ne peut pas lire. Il faut de l’air entre les mots, et même entre les lettres. Et les signes de ponctuation exigent d’énormes quantités d’air frais.

Je peux peut-être ouvrir la fenêtre ? dit grand-mère.

Ça ne servirait à rien, dis-je. L’air venu de l’infini là, du dehors, est le même que celui d’ici, dans la chambre.

Torgny Lindgren, Souvenirs, pp. 77-78

Pas de gras

Elle est magnifique, la voix de Florence Delay qui incarne, toute jeune comédienne, Jeanne d’Arc dans le film de Robert Bresson. Et très émouvant l’hommage de Marcel Bozonnet qui, à l’écoute d’un extrait1, dit à quel point cette voix le touche. Il dit combien ce qu’il ne veut pas appeler la diction, mais la manière de parler de Florence Delay est admirable: pas de pathos, « sans gras », elle va droit au sens, avec cette légère précipitation dans le débit qui file, direct, …

Je me dis, immédiatement, à l’écouter elle, à l’écouter lui ensuite, que c’est exactement « ça »: l’idéal de l’interprétation, en lecture, en musique. Aussi près que possible des mots. Rien que « ça ».
Mais, de l’expérimenter, de le travailler longuement, je mesure à quel point c’est difficile. Florence Delay ajoute, tout à la fin de l’émission, que pour elle le mot de la langue française le plus difficile à dire est le mot « oui ». Continuer la lecture de « Pas de gras »

La lectrice

Un lundi matin, à Lucca, en Toscane. La ville que je traverse, tôt le matin, déjà vivante mais encore vacante. Et puis la colline, abrupte, où sont les vignes, les oliveraies.

Enfin le retour, de nuit déjà, fatigué, épuisé par cette longue journée. Je suis à l’aéroport de Pise, j’attends l’annonce du vol, plongé dans la lecture de P.Bergounioux, Le premier mot, ce magnifique récit de l’origine du dire et de l’écrire. Soudain, je lève les yeux et le profil très doux mais presque inquisiteur d’une jeune fille vient se ficher dans mon champ de vision, avec ce qui pourrait ressembler à une certaine insistance, une manifestation volontaire. Elle a pour moi, subitement, une présence très forte. Elle est occupée à lire, complètement absorbée. Et elle lira, pendant tout le voyage, des choses sérieuses – de la psycho, de la philosophie.

J’ai noté ce jour-là qu’il y a des reconnaissances possibles entre des êtres qui partagent la même passion de connaître. Mais souvent les circonstances sont si peu propices et si étrangères à ce qui fait sans doute la richesse du monde intérieur qui nous habite et à ce qui ferait la magie d’une rencontre, qu’elles n’en offrent presque pas l’éventualité, sans risquer de les ramener à quelque chose de bien ordinaire. Ce que le mystère que je perçois n’autorise pas.
[30 octobre 2002]

Sous le marronnier de Combray

Beaux après-midis du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.

Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, La Pléïade I, p.88