L’exclamation

Il faut construire des possibilités de développer ce que j’appelle le circuit de l’exclamation. Un individu humain s’exclame. S’exclamer veut dire ici recevoir et rendre. Vous recevez un choc émotionnel que vous devez rendre, et vous ne pouvez pas ne pas exclamer la chose, ne serait-ce que par des onomatopées : oh ! ah ! Quand Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire, il exclame sa stupéfaction devant cette montagne — ou tout aussi bien sa peine de ne plus la voir, de la perdre de vue. Nous nous exclamons en permanence, et de mille manières, même sans point d’exclamation, every time we claim, comme dit l’anglais. Toutes les ponctuations en sont des cas particuliers, et les points de suspension sont les silences où l’on entend une clameur — nous ne sommes alors plus très loin de la musique.

De la musique avant toute chose veut dire : l’exclamation d’abord — l’existence ne saurait se réduire à la subsistance. Être au monde, c’est s’exclamer. Nous nous exclamons déjà en parlant. Tout ce que nous disons et faisons est inscrit dans cet ordre qui est aussi un désordre. Les gestes sont de cet ordre, et de ce désordre, et Cézanne produit de tels gestes. Or, ces gestes renvoient toujours, de près ou de loin, à des techniques, objets, dispositifs. Le bonheur de vivre, c’est d’abord de s’exclamer au sens où s’exclamer veut finalement dire « s’exprimer »  –  mais ce mot est trop vieux et usé pour suffire à exprimer et à exclamer ce dont je vous parle.

Cfr Bernard STIEGLER, Construire l’Europe I, p. 86-87

Dissolution du sens ?

C’est toujours le ténébreux ressac des flots de la musique, plus ancienne que la parole et par cela pré humaine, qui menace – comme la marée descendante, d’emporter le ratio, la pensée qui cherche à s’agripper à la lumière. D’où dans chaque mise en musique d’un texte, la possibilité d’une dissolution nocturne, d’un retour au son pur et vide, la potentialité de l’évacuation du sens (la musique refusant toute paraphrase) – de ce sens dans lequel Adorno situe la spécificité même de l’humain.

George STEINER, Les Logocrates, p.57-58

La musique

Des idées, des choses à nous dire.

Je suis à la musique ce que le bois est au feu. Pour partager le feu, la bûche le veut tout entier, il le lui faut tout entier.

Jean SUR

Ces vignes où un homme quand il sulfatait, chantait toujours le grégorien de l’église, les vocalises escaladaient les murs, caressaient la pente comme une longue, longue peau sauvage.

Maurice CHAPPAZ, A–Dieu–Vat, p. 47

La manière dont la musique, elle surtout, nous interpelle, nous entraîne bien plus loin que jusqu’aux frontières du verbe — elle va jusqu’à celles de la perception. Les divers sens semblent ne plus suffire à lui donner un asile — ce sont des branches issues du tronc du frêne cosmique.

Ernst JÜNGER, L’auteur et l’écriture, p. 182

« La musique creuse le ciel », écrit Baudelaire. Oui, au double sens où elle recule les limites de l’illimité en même temps qu’elle en explore l’espace.

François DEBLUË, in Conférence n°28

Je ne pense pas qu’à l’époque, âgé de douze ans, j’ai pu deviner ce que j’ai lu bien plus tard, si je ne me trompe, dans l’une des études de Sigmund Freud, et qui me parut tout de suite évident: le mystère le plus intime de la musique est un geste de défense contre la paranoïa, nous faisons de la musique pour ne pas être submergés par les horreurs de la réalité.

W.G.SEBALD, Campo Santo, p. 219