Voir le monde qui nous entoure

La vie intérieure est souvent stupide. Son égoïsme l’aveugle et la rend sourde; son imagination, fascinée, tisse d’ignorantes fables. Elle se dit que le vent d’ouest souffle sur elle, que les feuilles tombent à ses pieds pour des raisons bien particulières, que tous ont les yeux fixés sur elle. L’esprit risque l’ignorance totale parce qu’il veut parfois, piètre récompense, enrichir l’imagination. Ce que la raison doit faire, c’est forcer l’imagination à voir le monde qui nous entoure – ne serait-ce que de temps à autre.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, p.36

L’étonnement

Il y a deux façons d’éclairer le monde. La première est d’en dissiper l’obscurité, de chercher la vérité sous les faux semblants, d’en abolir les apparences au profit de la transparence. Mais de même que la lumière du jour dissimule les étoiles, la lumière de la raison recouvre les ombres du masque mensonger de la vérité. La seconde revient au contraire à consentir à l’opacité des phénomènes comme à l’altérité de l’Autre, à penser l’impensable, la différence, l’irréductible singularité de tout ce qui existe et dont on ne peut jamais vraiment rien dire. On y perd la vérité mais on y gagne en retour la franchise, la candeur et le sens de l’étonnement.

Raphaël Enthoven – F.Culture, 12/06/2008.

Motivation – mouvement

  On dit souvent qu’il y a démotivation parce qu’il y a perte de confiance. Or il ne s’agit pas seulement d’une perte de confiance, mais bien d’une perte de croyance, c’est-à-dire de motifs. La démotivation est l’exténuation d’un modèle de la raison qui a été transformée en ratio, c’est-à-dire en calcul : en comptabilité. Les techniciens qui formulent des ratios sont les experts du contrôle de gestion, et ils mettent en œuvre une conception unilatérale de la raison comme ratio, qui, sans être équilibrée par d’autres motifs que le seul calcul de rentabilité, c’est-à-dire de performance, conduit à la destruction de la raison comme motif. La raison n’est pas le ratio. Le ratio est une compréhension calculatoire de la raison qui n’est pas fausse, mais qui est pauvre et insuffisante. La raison est la motivation : c’est ce qui met en mouvement. C’est ce qui émeut et c’est ce qui suppose une croyance dans un motif.

Bernard STIEGLER, Constituer l’Europe II, pp.66-67