Ecrire au temps des catastrophes

Comment écrire, au temps des catastrophes ? Quelle littérature est encore possible ? Elias Canetti – dans un essai qu’il dédie au journal du Docteur Hachiya d’Hiroshima, se demande ce que signifie survivre à une catastrophe d’une telle ampleur; et il répond qu’on ne peut s’en faire une idée qu’en lisant un texte qui, comme les notes de Hachiya, se caractérise par la précision et le sens de la responsabilité. « S’il n’était pas absurbe, écrit Canetti, de se demander quelle forme de littérature est indispensable aujourd’hui, je dirai: celle-ci ». [W.G.Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle].

Aujourd’hui, après Tchernobyl, après Fukushima, quelle littérature est encore légitime ? quelle forme d’écriture peut  encore être considérée comme indispensable ? Je ne suis pas loin de penser, comme Canetti, que c’est le sens de la responsabilité qui en est le sceau. Mais, à la précision, j’ajouterais: la colère et l’urgence. Le récit de Svetlana ALEKSIEVITCH, La supplication, Tchernobyl – Chronique du monde après l’apocalypse, est de cette trempe-là.

La poésie est résistance

Dans une émission de l’été, sur France Culture1, Erri DE LUCA, parle de son recueil de poésie, Aller simple (Solo andata).2

Erri De Luca nous explique: La poésie a été la plus forte machine de résistance du 20e siècle, pour ceux qui n’avaient foi en aucun dieu.

Il raconte un épisode – qu’il considère comme fondateur, pour lui-même – de la vie d’Anna Akhmatova : elle est dans une file en attendant de pouvoir rencontrer son fils qui est en prison. Une femme se retourne vers elle avec un visage sur lequel était passé le 20e siècle avec la charrue. Elle demande à Anna : Ça, vous pouvez le décrire ? Et Anna répond : Oui, je peux.

C’est ça la poésie ; la responsabilité qu’elle se prend, par la bouche d’Anna, de répondre au « ça » de cette femme et du vingtième siècle.

Le Potlach

Dans le film d’Eric Pauwels, qu’il a précisément intitulé Les films rêvés (2009), [disponible sur Universciné], à 7’30 », Jean ROUCH parle du Potlach:

C’est le fait de partager le surplus. Et nous avons tous un surplus de rêve, de moyens, de nourriture, … qu’il faut partager. Et pour moi c’est une chose complètement essentielle, c’est le gaspillage nécessaire. Il est nécessaire de gaspiller son énergie et ses richesses à une seule condition, c’est gaspiller avec des gens qui feront la même chose la prochaine fois.

Je note: intéressant de mettre en rapport ce gaspillage nécessaire avec la pratique amateur, avec le désir de partager le surplus (notre temps libre, notre talent, notre liberté d’artiste, …). Quelquefois, le Potlach est en échec, parce que les personnes qui participent au même projet ne sont pas prêtes à faire la même chose la prochaine fois. J’ai parfaitement expérimenté cette situation, dans laquelle le déséquilibre des échanges finit par hypothéquer tout projet. La réponse se trouve aussi dans la responsabilité partagée. La pratique collective est un espace de responsabilité collective. J’ai souvent répété: le groupe vous apporte ce que vous venez chercher quand vous lui apportez ce que vous attendez de lui. En d’autres mots: le collectif vous rend ce que vous contribuez à construire du collectif.

Une exigence

Elle est belle, la vision de Cristina CAMPO, tout entière inspirée par Simone WEIL (La Pesanteur et la Grâce, les Cahiers). Dans son introduction aux lettres de C.Campo à R.Fasani (Conférence, n°32, p.151), Christophe Carraud rappelle comment l’écrivain ne pouvait trouver au fondement de la pratique de l’art qu’une exigence de beauté, d’attention et de responsabilité.

En écho, je note encore:

L’art transforme la pensée en rendant chacun conscient de son pouvoir créateur et permet de renouer avec l’exigence subjective universelle d’être et de s’affirmer par et pour soi-même, d’inscrire son être propre dans le monde naturel et humain, ce que ne permet ni la science ni la technique, ni le travail, rivés à l’universel abstrait ; l’art nous procure la joie de produire et de ressentir ce qui est le plus intime: l’amour de la vie et de sa mouvance inventive, le sens de l’universelle originalité du désir vécu de la liberté concrète. Ainsi, l’art défonctionnalise la vie et nous met en demeure de la changer pour en faire une source inépuisable de création et d’échanges sensuels, affectifs et intellectuels non utilitaires avec les autres et la nature.

Ainsi, les corps symboliques que crée l’artiste nous rappellent à la richesse de notre expérience la plus profonde: celle de notre sensibilité à la recherche infinie des significations les plus contradictoires de notre expérience intime, car c’est par cette recherche que ces contradictions adviennent au sens, c’est à dire à l’unité interrogative de la conscience de soi. En cela le plaisir esthétique est de reconnaissance ; encore faut-il pour l’éprouver ne pas avoir perdu le goût de la liberté, ce que la réalité triviale de la vie sociale s’emploie à faire tous les jours.

[Sylvain REBOUL, le 30/05/92]