Souvenir(s)

Heureux hasard de lecture, je referme Sebald (Les émigrants, Ambros Adelwarth), j’ouvre Rigoni Stern (Sentiers sous la neige). En une demi-heure, je suis frappé de la coïncidence, dans ces moments mêmes où la question du souvenir m’occupe.

Le souvenir (…) m’apparaît souvent comme une forme de bêtise. On a la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s’enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d’une ces tours qui se perdent dans le ciel.

W.G.Sebald

Les souvenirs sont comme le vin qui décante dans la bouteille : ils demeurent limpides tandis que la partie trouble reste au fond de la bouteille. Il ne faut pas la secouer.

M.Rigoni Stern

Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.

Sebald féerique

Ma découverte de W.G. SEBALD date d’il y a quelques années à peine. Je me demande encore comment j’ai pu ignorer ses livres aussi longtemps. Mais le bonheur de cette découverte tardive me rassure sur la possibilité qu’il me reste de faire encore d’autres découvertes aussi passionnantes, parmi les écrivains dont les oeuvres sont déjà accessibles, sans compter tous ceux qui vont encore apparaître dans le temps qu’il me reste de vivre. Avec Sebald, je n’ai que le regret de sa disparition prématurée qui nous prive probablement de beaucoup d’autres ouvrages, dont l’imagination peut établir ainsi une liste rêvée. Mais les livres disponibles me comblent déjà, d’un plaisir renouvelé à chaque lecture.

On a beaucoup écrit sur Sebald, sur l’ambiguïté délicieuse de ses récits qui mêlent – sans qu’on puisse les partager, l’histoire et la fiction, entretenant, avec un plaisir d’auteur que l’on soupçonne, la confusion du lecteur grâce à la production de documents photographiques comme autant de preuves dont on devine pourtant le caractère fabriqué. Mais nous voulons croire à tout cela, tellement heureux qu’on nous raconte des histoires ! Continuer la lecture de « Sebald féerique »

Ecrire au temps des catastrophes

Comment écrire, au temps des catastrophes ? Quelle littérature est encore possible ? Elias Canetti – dans un essai qu’il dédie au journal du Docteur Hachiya d’Hiroshima, se demande ce que signifie survivre à une catastrophe d’une telle ampleur; et il répond qu’on ne peut s’en faire une idée qu’en lisant un texte qui, comme les notes de Hachiya, se caractérise par la précision et le sens de la responsabilité. « S’il n’était pas absurbe, écrit Canetti, de se demander quelle forme de littérature est indispensable aujourd’hui, je dirai: celle-ci ». [W.G.Sebald, De la destruction comme élément de l’histoire naturelle].

Aujourd’hui, après Tchernobyl, après Fukushima, quelle littérature est encore légitime ? quelle forme d’écriture peut  encore être considérée comme indispensable ? Je ne suis pas loin de penser, comme Canetti, que c’est le sens de la responsabilité qui en est le sceau. Mais, à la précision, j’ajouterais: la colère et l’urgence. Le récit de Svetlana ALEKSIEVITCH, La supplication, Tchernobyl – Chronique du monde après l’apocalypse, est de cette trempe-là.